Les voies du yoga : Karma, Bhakti, Jñāna, Rāja, Haṭha et yoga moderne

Dans la philosophie hindoue, il existe quatre buts de l’existence humaine (puruṣārtha) : le devoir (dharma), la prospérité (artha), le plaisir (kāma) et la libération spirituelle (mokṣa). Plusieurs chemins mènent à mokṣa, l’objectif ultime :

Karma Yoga

Le karma yoga est le yoga de l’action désintéressée. Le karma yogī croit que le monde est régi par une loi divine (dharma) qui le dépasse. Son existence n’est qu’une manifestation de la mystérieuse intelligence de l’univers. Ainsi, il entreprend chacune de ses actions sans être attaché à leurs conséquences, mais en les remettant à une cause plus grande que lui-même. Il renonce à l’égoïsme et au désir personnel, qui le détournent de l’action juste, et il œuvre « avec la juste attitude et dans la juste conscience » (Sri Aurobindo, 1987). Humble et équanime, il est dans la « non-action » même au sein de l’action ; cela le mène à la sérénité.

Le karma yoga se pratique dans notre quotidien lorsque nous agissons avec vertu, lorsque nous nous mettons au service d’autrui, lorsque nous suivons notre intuition ou encore lorsque nous nous adonnons tout entier à une action en cours.

Bhakti Yoga

Le bhakti yoga est le yoga de la dévotion. La vie du bhakti yogī se centre sur l’amour universel, exprimé sous forme d’adoration envers Brahman (la réalité ultime), une divinité d’élection (BrahmāViṣṇuŚiva, …), une incarnation divine (avatāra tels que KṛṣṇaRāma, …), un maître spirituel (guru) ou l’humanité tout entière. Les pratiques du bhakti yoga incluent notamment le chant dévotionnel, la prière et la méditation. En s’abandonnant à l’amour parfait (preman), le bhakti yogī fait l’expérience de son origine divine et perd tout sens de séparation.

Le bhakti yoga se pratique dans notre quotidien lorsque nous plaçons notre confiance en plus grand que nous-même, lorsque nous exprimons de la gratitude et lorsque nous faisons preuve d’amour et de compassion envers les autres.

Jñāna Yoga

Le jñāna yoga est le yoga de la connaissance. Le jñāna yogī est engagé vers la connaissance – non intellectuelle, mais intuitive – de la véritable nature du Soi (Ātman) et de Brahman. Cela nécessite un intense travail de discrimination (viveka) entre ce qui est réel, permanent et immuable et ce qui ne l’est pas ; une capacité de détachement (vairāgya), c’est-à-dire de désintérêt pour ce qui est illusoire, impermanent et changeant ; ainsi qu’un intense désir de libération (mumukṣutva)1. À travers l’étude des textes sacrés, la réflexion profonde et la méditation, le jñāna yogī éveille en lui-même l’expérience de la Connaissance suprême, et ce faisant, se libère de toute identification de l’ego.

Le jñāna yoga se pratique dans notre quotidien lorsque nous étudions des livres philosophiques et spirituels, lorsque nous pratiquons l’introspection et lorsque nous prenons du recul sur nos fluctuations mentales pour les contempler avec le regard de « l’Observateur ».

Chacun de ses trois yogas correspond à des tempéraments individuels : karma yoga appellera celui dont l’impulsion première est celle d’agir, bhakti yoga nourrira celui qui souhaite faire connexion avec tout ce qui est et jñāna yoga épanouira celui qui aspire à tout connaître. Mais karmabhakti et jñāna yoga, fondamentalement, sont liés et se pratiquent ensemble : faire, en ayant conscience et confiance ; honorer, avec discernement et don de soi ; comprendre, avec amour et engagement. Ainsi, voilà comment ces trois premières voies (mārga) du yoga se proposent comme moyen d’union au divin : en tournant l’esprit, le cœur et les mains vers « ce qui nous dépasse et ce qui nous unit ». On pourrait les résumer en une maxime : « Consacrer le fruit de ses efforts au divin, célébrer le divin, connaître le divin ».

Bhagavad Gītā, chapitre 3 strophe 27, traduite par Alain Porte (2019)

Bhagavad Gītā, chapitre 4 strophe 25, traduite par Alain Porte (2019)

Rāja Yoga

Les Yoga Sūtra de Patañjali codifient la méthode du rāja yoga ou aṣṭāṅga yoga, le yoga royal à huit membres. En voici les étapes successives :

  1. Yama : les cinq principes de vie, que sont la non-violence (ahiṃsā)lavérité (satya), le fait de ne pas voler (asteya), la modération des sens (brahmacarya) et le refus des possessions inutiles (aparigraha)
  2. Niyama : les cinq observances, que sont la pureté (śauca), le contentement(santoṣa), l’austérité (tapaḥ), l’étude de soi et des textes sacrés (svādhyāya) et l’abandon à Dieu (īśvarapraṇidhāna)
  3. Āsana : la posture2
  4. Prāṇāyāma : la maîtrise du souffle
  5. Pratyāhāra : le retrait des sens
  6. Dhāraṇā : la concentration
  7. Dhyāna : la méditation
  8. Samādhi : l’absorption, l’accomplissement

L’objectif est défini : samādhi, la réalisation de soi, c’est-à dire la réalisation de notre réalité ultime qui est Puruṣa (le principe spirituel, la conscience) en opposition à Prakṛti (le principe matériel, la nature, la création). Atteindre le samādhi, « l’état de yoga », c’est réussir à discriminer ces deux principes et s’extirper de sa condition humaine pour parvenir à l’isolement (kaivalya) de la conscience dans son état originel3. Le yoga de Patañjali est alors une voie de détachement ultime, aspirant à la libération finale (mokṣa) de l’âme individuelle (jīva).

Yoga Sūtra, chapitre 1 strophe 2, 12 et 13, traduites par Françoise Mazet (1991)

Comment mettre en lien la notion de libération avec celle d’union au divin ? Une lecture non-dualiste ou théiste des Yoga Sutrā pourra interpréter le samādhi comme la réalisation de l’unité ĀtmanBrahman4 ou comme le fait d’être réuni avec sa divinité d’élection (iṣṭa-devatā). Le rāja yoga œuvre en effet à ce « retour à la source de notre être » ; par un long et profond travail sur la conscience individuelle, s’opère l’expérience de la conscience universelle, vécue, selon les sensibilités, comme une libération ou une union en soi.

Le samādhi résonne en chacun de nous dans une mélodie singulière. Après tout, le plus intéressant est peut-être l’expérience-même du mouvement entrepris en sa direction, cette longue marche intérieure vers un espace infini d’où toutes les potentialités émanent.

Haṭha Yoga

Les premières références aux techniques de haṭha yoga apparaissent dans des textes tantriques et bouddhistes dès le 6e siècle de notre ère. La méthode sera systématisée et popularisée à travers l’Inde, notamment par la secte shivaïte des nātha yogins à partir du 11e siècle. Certains des textes majeurs du haṭha yoga sont la Haṭha Yoga Pradīpikā (15e siècle), la Gheraṇḍa saṃhitā (17e siècle) et la Śiva saṃhitā (?).

Haṭha signifie « force », « effort violent ». Le haṭha yoga est un style de pratique ascétique (tapas) où les adeptes cherchent à transcender leurs limites physiques et mentales afin d’atteindre des états de conscience supérieurs. Les méthodes sont diverses ; la Haṭha Yoga Pradīpikā décrit plusieurs postures (āsana), exercices de contrôle du souffle (prāṇāyāma), gestes (mudrā), sceaux (bandha) et techniques de nettoyages (kriyā). L’intention principale est la purification du corps et de ses canaux énergétiques (nāḍī). Plus précisément, l’harmonisation des canaux énergétiques solaire (piṅgalā) et lunaire (iḍā) permet d’éveiller la kuṇḍalinī, l’énergie cosmique lovée à la base de la colonne vertébrale, et de stimuler sa circulation le long du nāḍī central (suṣumṇā)5. Pour les haṭha yogi, l’ascension de la kuṇḍalinī mène à samādhi, l’absorption méditative libératrice.

Le point de départ du haṭha yoga est alors le corps, mais l’objectif reste spirituel. Le haṭha yoga est considéré comme une voie puissante vers l’état du rāja yoga. Cela est explicitement mentionné tout au long de la Haṭha Yoga Pradīpikā, et ce dès la première strophe :

Haṭha Yoga Pradīpikā, chapitre 1 strophe 1, traduite par Tara Michaël (2024)

Les méthodes du haṭha yoga correspondent en quelques sortes aux premiers membres du rāja yoga de Patañjali (yamaniyamaāsana et prāṇāyāma). Le corps est préparé, « chauffé » intensément pour créer une base saine et stable dans laquelle le souffle se contrôle, l’énergie se purifie et le mental s’apaise, permettant au pratiquant de plonger dans la méditation, voie d’accès royale vers l’éveil spirituel.

Haṭha Yoga Pradīpikā, chapitre 4 strophe 79, traduite par Tara Michaël (2024)

Yoga moderne

Aujourd’hui, le terme hatha yoga est souvent employé pour désigner les pratiques principalement posturales enseignées sous forme de cours déclinés en plusieurs styles tel que le yoga Iyengar, l’ashtanga yoga, le yoga vinayasa/flow, le power yoga, le yoga Bikram, le yin yoga ou encore le yoga restauratif. Il ne faut donc pas confondre le haṭha yoga tantrique médiéval avec le hatha yoga contemporain, que l’on peut qualifier de yoga postural moderne.

Le yoga moderne6 résulte d’un long processus d’hybridation culturelle entre l’Inde et l’Occident, façonné par des évènements historiques tels que le colonialisme britannique, l’orientalisme, le mouvement de la culture physique, le nationalisme indien, le mouvement contre-culture des années 60-70, le mouvement New Age et la pop-culture.

Le yoga postural moderne a été largement popularisé par Krishnamacharya et ses élèves7. Bien qu’il se base sur les méthodes traditionnelles du yoga indien – en particulier celles du haṭha yoga ; son développement a également été influencé par la gymnastique européenne ainsi que les approches médicale et scientifique occidentales. Le yoga postural moderne met l’accent sur la pratique des postures (āsana), mais il intègre aussi la technique respiratoire (prāṇayāma) et la méditation (dhāraṇā/dhyāna). Les dimensions philosophiques et spirituelles, transmises plus ou moins explicitement, varient selon la ou les lignées dans lesquelles a été formé l’enseignant.

La finalité du yoga postural moderne n’est pas nécessairement la libération spirituelle (mokṣa) – cela dépendra surtout de l’intention que lui donne le pratiquant. Toutefois, sa pratique ne saurait se résoudre à une simple gymnastique ; le hatha yoga se veut un terrain d’exploration psychocorporelle visant à soutenir une recherche d’unité entre les diverses dimensions de l’être humain : physique, énergétique, mentale, émotionnelle et spirituelle. L’expérimentation consciente du mouvement et de l’immobilité au sein du corps, du souffle et de l’esprit permet d’affiner nos perceptions et nos ressentis. Au fil du temps, la pratique devient un espace de présence à l’expression du Soi ; elle encourage une compréhension plus holistique de nos attitudes et de nos schémas – physiques comme psychiques. Et lorsque les qualités développées par la pratique (respect, persévérance, confiance, …) se reflètent dans notre quotidien, le yoga change notre rapport au monde, en renforçant notre agentivité sur nos pensées, nos paroles et nos actions. Le yoga soutient alors la recherche d’un vécu juste, dans l’équilibre et l’harmonie avec soi-même, avec les autres et avec son environnement. Et bien évidemment, ce cheminement s’accompagne d’une myriade de bienfaits : vitalité du corps, force de l’esprit, paix et joie du cœur.

Ainsi, le yoga tel que nous le pratiquons aujourd’hui se propose lui aussi comme un moyen d’union au divin. Sa pratique nous invite à entrer en « connexion avec tout ce qui est », en nous et autour de nous. En apprenant à nous connaître, nous apprenons à connaître le monde. À quoi mène cette quête micro-macrocosmique ? L’expérimentation seule nous le révèle…

Enfin, il convient de mentionner qu’il existe des dérives au yoga moderne : capitalisation excessive, effacement des dimensions philosophiques et spirituelles au profit d’une pratique uniquement posturale et à but esthétique, ignorance du contexte historique et culturel du yoga, matérialisme spirituel, sexualisation, tendances sectaires… Pour autant, considérer le yoga moderne comme une version dévoyée d’un yoga « authentique » serait une vision dépourvue de nuance. Le yoga est une discipline vivante, évoluant en fonction des besoins de ses pratiquants, du temps des Veda comme aujourd’hui. Transmis dans la connaissance de ses origines ; pratiqué avec conscience de la coloration qu’on lui apporte ; expérimenté dans l’ouverture, la curiosité et l’humilité, qu’il soit vécu comme une quête de salut spirituel ou une discipline de santé et de bien-être, force est de constater que le yoga est un vecteur de croissance immense. Son évolution expansive et incontrôlable nous rappelle la puissante créativité du jeu de l’univers, son éternelle unité et son infinie liberté.

  1. Il existe également « six vertus » (ṣaṭ-sampat) du jñāna yogī : le calme de l’esprit (sama), la maîtrise des sens (dama), le renoncement (uparati), l’endurance (titikṣā), la foi (śraddhā) et la concentration (samādhāna). ↩︎
  2. Un seul aphorisme est dédié à la posture : « sthira sukham āsanam » (II-46), « la posture est stable et confortable », qui se réfère à la qualité de l’assise permettant de s’absorber dans une méditation profonde. Le rāja yoga est avant tout un processus psychologique, dans lequel le yogī œuvre à tourner sa conscience sur elle-même pour en trouver le point d’origine. ↩︎
  3. À noter qu’il existe, selon les Yoga Sūtra, différents degrés ou paliers de samādhi. ↩︎
  4. À ce propos, lire l’article de Zineb Fahsi du blog cittavritti.fr. ↩︎
  5. C’est le long de cet axe que se trouvent les septs principaux centres énergétiques (cakra). ↩︎
  6. Selon Elizabeth De Michelis dans son livre « A History of Modern Yoga » (2004), le yoga moderne désigne les « […] types de yoga qui ont évolué principalement grâce à l’interaction entre des Occidentaux intéressés par les religions indiennes et un certain nombre d’Indiens plus ou moins occidentalisés au cours des 150 dernières années. […] La majeure partie du yoga actuellement pratiqué et enseigné en Occident, ainsi qu’une partie du yoga indien contemporain, entrent dans cette catégorie ». Le yoga postural en est une sous-catégorie. ↩︎
  7. Il fut le maître de son beau-frère B.K.S. Iyengar (fondateur de la méthode Iyengar), de Pattabhi Jois (fondateur de la méthode Ashtanga Vinyasa Yoga), d’Indra Devi, ainsi que de ses propres fils, T.K.V. Desikachar et Sri T.K. Sribhashyam. ↩︎

Bibliographie

De Michelis, E. (2004). A History of Modern Yoga. Continuum.

Mazet, F. (1991). Yoga-Sutras. Albin Michel.

Michaël, T. (2024). Haṭha-Pradīpikā : traité de haṭha-yoga. Fayard.

Porte, A. (2019). Bhagavad Gîtâ. Arléa.

Sri Aurobindo. (1987). La pratique du yoga intégral. Albin Michel.

Image : Auteur inconnu. (ca. 1650). Ascetic with Devotee [Peinture moghole]. Musée Rietberg, Zürich.
Trouvée dans l’article : Hurel, R. (2022). The Disciple of the Yogini “Swallowed up” by the Tiger : Asceticism and Eremitic Life in Indian Painting. Journal Of The Royal Asiatic Society32(4), 982‑1002.